Deux ans après la défaite en quelques
semaines de plus de cent divisions françaises face à l’armée allemande, une
simple brigade réussit à tenir tête à Bir Hakeim pendant quatorze jours à la
puissante Panzerarmee Afrika de
Rommel. Incontestablement, la « productivité tactique » de chaque
soldat français, disposant pourtant des mêmes moyens, s’est accrue considérablement. Que s’est-il passé et
quelles leçons pouvons-nous en tirer ?
Corps
et armes
Une unité militaire est une
association d’hommes avec leurs équipements, leurs méthodes et leurs valeurs et
façons de voir les choses (culture tactique), le tout au sein de structures
particulières. Faire évoluer une organisation militaire, quelle que soit sa
taille, c’est donc faire évoluer une ou plusieurs de ces composantes, sachant
que celles-ci interagissent forcément.
Les hommes qui composent la 1re
BFL, créée en décembre 1941, sont tous des volontaires fortement motivés. Ils
l’ont montré déjà en se rebellant d’abord contre leur propre hiérarchie,
majoritairement fidèle à Vichy, et en franchissant des milliers de kilomètres
pour rejoindre la « courte épée de la France » décrite par le général de Gaulle.
Les deux bataillons de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère (DBLE) et
les trois bataillons coloniaux, bataillon du Pacifique (BP), formé à Tahiti et
en Nouvelle-Calédonie, bataillon d’infanterie de marine (BIM) formé de
« rebelles » en poste à Chypre et au Levant, et le 2e
bataillon de marche de l’Oubangui Chari (BM2), forment cinq unités d’infanterie
à très forte cohésion commandées par de jeunes chefs énergiques comme les
capitaines Brochet (BP) ou Savey (BIM) qui se sont révélés dans la crise,
bousculant le processus d’avant-guerre de sélection des officiers. Tous ces
hommes, dont on notera que bien peu souscriraient aux critères modernes de
l’« identité française », sont aussi, presque tous, des vétérans de
France, de Narvik, d’Érythrée ou, hélas, de Syrie, qui connaissent désormais
bien un ennemi, italien ou allemand, qu’ils ont d’ailleurs déjà vaincu.
Au point de vue des structures, la BFL est plus une division
miniature qu’un régiment d’infanterie, même si son effectif est à peine plus
élevé (3 600 hommes contre 3 000). La BFL possède cinq bataillons au lieu de trois,
mais, surtout, elle dispose de son propre régiment d’artillerie coloniale,
d’une compagnie antichar formée par des Nord-Africains et d’un bataillon
antiaérien armé par des fusiliers-marins. Elle a développé des savoir-faire
interarmes inédits à cette échelle.
L’équipement est issu pour
l’essentiel des dépôts de matériels français de Syrie avec quelques compléments
britanniques. L’infanterie est équipée comme en 1940, mais avec une dotation en
armes collectives et d’appui double d’un régiment de l’époque. On y trouve
ainsi 470 armes automatiques (dont 76 mitrailleuses Hotchkiss). La brigade
possède de nombreux moyens antichars : des fusils antichars Boys (peu
efficaces, il est vrai), 18 canons de 25 et 14 canons de 47 mm. La BFL dispose aussi de dizaines
de milliers de mines, antichars pour l’essentiel. Développant des initiatives
de certaines unités de 1940, elle innove surtout avec ses canons de 75 modifiés
dans les ateliers de Syrie pour servir en antichar. Les affûts ont été
rabaissés, les boucliers coupés ou supprimés, les roues remplacés par des
essieux de camions pour plus de mobilité. Certains d’entre eux sont portés
directement dans les camions pour former un engin très mobile et capable de
tirer un obus toutes les cinq secondes à une distance bien supérieure à celle
des canons des chars qu’ils chassent. Ces canons sont dotés d’une optique
spécifique, d’origine britannique, pour effectuer des tirs tendus et précis.
Outre la quarantaine de mortiers de 80 mm ou de 60 mm des bataillons, le 1er
régiment d’artillerie coloniale sert quatre sections de six canons de 75 mm.
Contrairement aux régiments de 1940,
la 1re BFL est entièrement transportable par camions. Elle possède
également 63 chenillettes Bren Carriers, dont certaines, à l’imitation des
Canadiens et des Australiens, ont été bricolées pour porter un canon de 25 mm au lieu d’une
mitrailleuse. Les Français ont également bricolé 30 camions américains Dodge,
baptisés « Tanake », sur lesquels ont été placées des plaques de
blindage et une tourelle avec un canon de 37 mm et une mitrailleuse.
Les Français libres ont tiré les
leçons de 1940 et savent faire face au couple char-avions d’attaque qui avait
fait tant de ravages à l’époque. La
BFL est placée à l’extrémité sud de la ligne de défense
britannique, dite ligne Gazala, au cœur du désert libyen. Elle a eu plusieurs
semaines pour s’installer après les violents combats de l’opération Crusader, terminée en décembre 1941. La
position française est sur un terrain presque entièrement plat, et donc a priori particulièrement vulnérable à
une offensive blindée. Elle va pourtant s’avérer impénétrable grâce à une
remarquable organisation du terrain. La
BFL est d’abord protégée par au moins 50 000 mines
placées au loin dans un marais de mines peu dense mais très étendu, puis par de
vrais champs au plus près des postes de combat français. Ces postes sont
eux-mêmes enterrés, y compris pour les véhicules, et presque invisibles.
Dispersés en échiquier sur un vaste triangle d’environ quatre kilomètres de
côté, la plupart des hommes sont dans des trous individuels
« bouteille », de la taille d’un homme et invulnérables à un coup
direct, d’autant plus que le sol est très dur.
La BFL est également capable d’actions offensives,
adoptant la méthode des Jock Column
(du lieutenant-colonel britannique « Jock » Campbell), compagnie
interarmes (une section de Tanake, deux sections portées, une section de
camions-canons et d’armes antiaériennes portées) organisées pour mener des
actions de harcèlement dans le no man’s
land de trente kilomètres qui sépare les deux adversaires ou, pendant la
bataille elle-même, des raids à l’intérieur des lignes ennemies.
Toutes ces composantes interagissent.
Il n’y a dans la BFL
aucun matériel nouveau, mais des bricolages, des détournements d’emploi (canon
de 75 en antichar) et quelques emprunts d’équipements aux Britanniques, voire à
l’ennemi (mitrailleuses antiaériennes italiennes Breda, par exemple). Ces
équipements ont permis de développer de nouvelles méthodes (raids mobiles) à
moins que ce ne soit ces méthodes qui aient « tirées » les
innovations techniques (besoin d’équipements antichars et antiaériens) et ont
contribué à accroître la confiance des hommes (l’abondance des armes
collectives donne par exemple un plus grand sentiment de puissance aux
fantassins), et donc en retour leur capacité à bien les utiliser. La confiance
dans les hommes et leur motivation permettent également de les disperser, et
donc de diluer les effets de l’artillerie ou des Stukas. Il faut noter que, se
souvenant de certaines faiblesses des unités de 1940, le général Koenig a exigé
que tous les hommes des unités de soutien soient également formés comme de
solides fantassins. L’ensemble, motivation, expérience, équipements puissants
et adaptés, forme une spirale de confiance particulièrement efficace.
Sables
émouvants
L’offensive de l’Axe débute le 26 mai
1942 par un vaste contournement de la ligne Gazala par le Sud, c’est-à-dire Bir
Hakeim, par les forces mobiles, tandis que les divisions d’infanterie
italiennes attaquent frontalement.
Le 27 mai, la position subit une
première attaque blindée italienne sans préparation d’artillerie, mais très
agressive, avec 70 véhicules et de l’infanterie portée. L’artillerie française
parvient à arrêter l’infanterie, tandis que quelques véhicules parviennent à
pénétrer à l’intérieur de la position française où ils sont finalement arrêtés.
En trois quarts d’heure, les Italiens ont perdu 32 chars et 90 prisonniers. Les
Français n’ont perdu que deux blessés et un canon de 47 mm. Les Français contre-attaquent
avec des unités mobiles et repoussent la division Ariete.
Pendant quatre jours, les Français
affrontent les Italiens du XXe corps, effectuant régulièrement des
sorties qui désorganisent leurs adversaires, incapables en retour de franchir
les défenses françaises. Pendant ce temps, plusieurs positions britanniques
s’effondrent au Nord, laissant la
BFL de plus en plus isolée.
Le 1er juin, Rommel arrive
en personne pour faire sauter ce verrou qui entrave son offensive. La division Trieste est au Nord et la 90e
division légère allemande au sud, tandis que l’ouest est verrouillé par deux
bataillons de reconnaissance allemands. Pendant dix jours, la position est
soumise à un bombardement intensif, notamment de la part des avions d’attaque
Stukas. Ces derniers effectuent plus de sorties sur les Français qu’ils n’en
feront quelques mois plus tard au-dessus de Stalingrad. Chaque jour, des
milliers d’obus tombent sur la position et au moins une attaque d’infanterie
est lancée, toujours sans succès. Le 6 juin, des blindés allemands et italiens
sont concentrés. Le 8 juin, plus de 60 bombardiers exécutent un raid sur les
positions françaises.
Le 10 juin, le commandement
britannique donne l’autorisation de repli. Les pertes françaises s’élèvent
alors à 99 tués et 109 blessés. La garnison parvient à s’exfiltrer dans la nuit
qui suit. Durant cette sortie, 72 Français sont tués tandis que 763 manquent à
l’appel. La plupart des disparus sont des égarés revenus sur la position, où
ils combattront encore avant d’être faits prisonniers (150 d’entre eux périront
dans le navire qui les amènera en Italie et sera coulé par la Royal Navy) puis
libérés un an plus tard avec la reddition de l’Italie. Sur 3 600 hommes,
2 700 dont 200 blessés ont rejoint la 7e brigade blindée britannique
à huit kilomètres de là. La moitié de l’équipement lourd et des véhicules a été
perdue. Les pertes ennemies sont estimées à 3 300 tués, blessés et
prisonniers (272 remis aux Britanniques). 52 chars ont été détruits, ainsi que
11 automitrailleuses, 5 canons automoteurs et 10 avions.
La
victoire en changeant
Ce bilan donne rétrospectivement une
idée de ce qu’il aurait été possible de faire en 1940 avec un peu plus de
volontarisme et d’imagination. Il n’y a en effet rien qui n’ait été fait à Bir
Hakeim qui n’aurait pu être fait, à plus grande échelle, en 1940. On peut
rêver, en vain certes, à ce qui aurait pu se passer avec des milliers de canons
de 75 employés en antichar, de vrais positions de combat dispersées, protégées
par des millions de mines antichars, des centaines de milliers d’hommes motivés
et bien entraînés, jusqu’aux dépôts de l’arrière, commandés par une génération
de chefs énergiques nommés à l’aune de leurs qualités guerrières et non à leur
capacité à réussir un concours administratif.
Par la suite, lorsque l’armée renaît
en 1943 à une échelle à la mesure de la France, elle ne peut plus s’appuyer sur une
composante matérielle autonome hors de sa portée, faisant confiance pour cela à
ses alliés, surtout américains. Sa renaissance est d’abord humaine et se
construit, à l’inverse de la « drôle de guerre », sur un intense
travail de préparation, s’appuyant sur des qualités propres (le combat en
montagne par exemple) comme sur des innovations étrangères (les unités de
commandos des Britanniques, les groupements tactiques blindées américains, les
méthodes allemandes d’entraînement et de commandement, les parachutistes, etc.)
pour former un ensemble original et à nouveau efficace.
Cet exemple, comme celui de l’armée
prussienne du début du XIXe siècle, de l’armée israélienne des
années 1950, de l’armée chinoise écrasant la 8e armée américaine en
Corée, de la petite armée paraguayenne résistant à l’armée bolivienne pendant
la guerre du Chaco, montre bien qu’il est possible d’accroître rapidement l’efficacité
de ses forces, à condition d’adopter un système opérationnel qui s’accorde à la
fois à ses ressources, à sa propre culture (voir, par exemple, le remarquable
chapitre de John Lynn sur l’armée égyptienne de 1967 à 1973 dans son De la guerre) et à un ennemi. Il
témoigne de la nécessité de faire tirer les innovations par les hommes et non
par les équipements, de faire confiance à ceux qui vont utilisent des matériels
plus qu’à ceux qui les fabriquent. Il témoigne aussi de la nécessité, même
lorsqu’on est pauvre, de laisser aux hommes le surplus (ce que les Américains
appellent le slack) de temps, de
moyens matériels, de liberté pour s’entraîner et surtout expérimenter de
nouvelles voies. Toute armée qui rogne sur ce surplus et qui sacrifie ses
hommes à la réalisation de grands programmes industriels héritées et
déconnectés de la réalité du temps est condamnée à la rigidité, et donc, à
terme, à l’échec.
Bibliographie
-
Xavier Frandon, « Bir Hakeim 1942 », in Vae Victis n° 94,
septembre-octobre 1942.
-
Erwan Bergot, Bir Hakeim, Presses de la cité, 1989.
-
François Broche, Bir Hakeim – La France
renaissante, Italiques, 2003.
-
Jean-Phulippe Immarigeon, La diagonale de la
défaite, François Bourin, 2010.
-
John Lynn, De
la guerre, trad. Tallandier, 2006.