dimanche 1 février 2015

Pour la réhabilitation de la fonction de fou du roi



A l’été 2007, alors lieutenant-colonel, j’ai été convoqué par le chef d’état-major des armées (CEMA), alors le général Georgelin, hommage lui soit rendu, qui venait de recevoir un appel de la part d’un grand constructeur d’avions qui se plaignait d’un de mes articles. Après avoir consulté mon dossier et certains amis, il me déclara qu’il avait besoin de quelqu’un qui associait une bonne expérience opérationnelle, quelques connaissances historiques et la capacité à dire ce qu’il pensait. Il me prit donc à son service direct avec une mission au libellé des plus simples : « vous m’écrirez tout ce qui vous paraît pouvoir m’intéresser ».

Je me suis retrouvé ainsi peu de temps après doté de ressources incroyables telles qu’un bureau personnel, du temps et une totale liberté. Ma seule fonction était de répondre aux demandes du CEMA ou de déceler dans les évènements et les débats du moment ce qui pouvait susciter son intérêt puis de nourrir sa réflexion. En liaison avec le rédacteur des discours, j’ai passé ainsi deux ans à rédiger, sans aucun formalisme particulier, des notes sur les sujets les plus variés.

Je me rendais d’abord compte que l’institution militaire et le ministère de la défense dans son ensemble n’avaient finalement qu’une très faible mémoire de leur fonctionnement interne. Je passais donc quelques temps à consulter les archives et  les experts pour répondre à des questions comme « au fait, pourquoi fait-on cela ? Les raisons pour lesquelles on le fait sont-elles toujours valables ? Peut-on s’appuyer ou non sur elles pour les défendre ou au contraire les modifier ? ». Le plus gros de mon travail consistait cependant à mettre en perspective historique, concrètement à trouver des analogies, avec les concepts nouveaux qui pouvaient surgir en particulier de la Revue générale des politiques publiques ou des débats de la commission du livre blanc. Je constatais que je trouvais pratiquement toujours dans la vaste histoire humaine, jusqu’à celle du temps présent, toujours des gens qui avaient eu les mêmes « idées novatrices » et les avaient mis en application avec plus ou moins de bonheur. Comparaison n’est évidemment pas raison mais ces recherches permettaient quand même d’avoir une première idée des avantages et des inconvénients des projets proposés et accessoirement de fournir des argumentaires solides, car étayés sur des éléments concrets, face à des interlocuteurs qui ne faisaient pas le même effort. Dans la suite de ma fonction précédente d’analyste retex sur les conflits au Moyen-Orient je rédigeais aussi des notes d’analyse sur les conflits en cours.

Bien entendu, cette démarche pragmatique horrifiait parfois la pureté d’universitaires pour qui mes notes pour lecteur pressé en trois pages maximum ne présentaient pas forcément toutes les garanties scientifiques. Pire encore, elles avaient une vocation utilitariste. Cette capacité à mettre en perspectives en quelques jours, voire en quelques heures n’importe quel problème, permettait cependant de donner très vite une base de réflexion et d’action. Rétrospectivement, il m’est arrivé de me tromper mais globalement il s’est avéré que l’Histoire était quand même un excellent outil de prospective. Rapidement, ces notes, qui n’étaient pas classifiées puisque issues d’une analyse de sources ouvertes, m’ont été demandées discrètement par d’autres cellules de l’état-major des armées puis à l’extérieur jusqu’aux officiers préparant le concours de l’Ecole de guerre. Avec l’autorisation du CEMA, d’autres bureaux et cabinets m’ont contacté pour leur donner des éclairages.

La deuxième faiblesse résidait dans ma liberté de choisir mes propres sujets, les notes que j’écrivais de ma propre initiative représentaient ainsi d’abord mes idées, avec leurs limites. Elles étaient  par ailleurs parfois opposées à certaines évolutions en cours. J’ai essayé par exemple et bien sûr en vain, d’alerter, à partir de l’exemple de l’engagement britannique en Irak, sur les risques d’une intrusion politique dans les opérations qui débutaient alors en Kapisa ou, en partant de l’échec de toutes les expériences précédentes, du concept de bases de défense. Certaines notes n’ont pas intéressé le CEMA, d’autres l’ont amusé et au contraire agacé mais elles l’ont toutes fait réagir et parfois agir. Il a toujours apprécié que je donne mon avis personnel.

Mon principal problème a surtout été d’être productif et imaginatif plusieurs années de suite. Au bout de deux ans, je commençais à souffrir d’inspiration. Je rejoignais l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire et mon poste était supprimé.

Je retire de cette expérience l’intérêt de cette formule, finalement assez proche de celle du fou du Roi, de l’individu capable de dire à ce qu’il veut au chef tout en prenant du recul. Je pense qu’elle aurait été encore plus efficace avec en équipe, outre l’association très fertile avec le rédacteur des discours. Avec un autre officier ayant une autre formation scientifique que la mienne (en sociologie des organisations par exemple) et peut-être un consultant totalement extérieur à l’institution aurait donné à la fois la connaissance du milieu nécessaire au décèlement de ce qui est utile, les grilles de lecture scientifiques nécessaires à la mise en perspective, la diversité et la contraction enfin, indispensables à la stimulation intellectuelle. Tout cela suppose bien sûr d’investir dans des officiers pour qu’ils acquièrent des connaissances autres que celles qui servent immédiatement à l’exercice de leur métier, ce qui pour certains esprits à courte vue représente un horrible gâchis.

François Dupuy, Lost in management : Tome 2, La faillite de la pensée managériale, Seuil, 2005.
Michel Goya, Res militaris, Economica, 2010.

1 commentaire:

  1. Ne désespérons pas, la rigueur scientifique dans l'approche de certains problèmes n'est pas totalement absente, de l'armée de Terre du moins. Mais il faut reconnaitre que le travail de conviction à mener pour faire accepter ces méthodes qui fournissent des analyses parfois inattendue est une tâche de longue haleine.

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