Les armées en guerre, comme toutes les organisation humaines en situation de crise, peuvent s’effondrer moralement. Cet
effondrement ne se traduit pas forcément par des mutineries ou des désertions
massives, il peut aussi être rampant et se manifester de la part des combattants par des refus de plus en
plus nombreux de s’impliquer et de prendre
des risques.
Le cas de l’US Army engagée au
Sud-Vietnam est typique de ce phénomène. A partir de la fin de l’offensive du
Têt en 1968, avec une accélération forte l’année suivante, les unités de combat
américaines sont victimes d’une réticence généralisée à l’engagement. Outre la
généralisation de l’usage de drogues, cela se manifeste très concrètement par
des refus collectifs de partir en mission (65 cas recensés en 1969, plus de 35
en 1970 pour la seule 1ère division de cavalerie) ou, pire encore,
par des agressions, le plus souvent à la grenade, (121 en 1969, 271 en 1970)
contre les cadres jugés trop « volontaristes ». On assiste ainsi, et
alors que les troupes américaines n’ont jamais été vaincues sur le terrain par
le Viet-Cong ou l’armée du Nord-Vietnam à une forme de repli intérieur sur
les bases et de l’apparition d’une guerre civile larvée à l’intérieur. Le très
puissant corps expéditionnaire américain, plus de 500 000 hommes, perd une
grande partie de son efficacité jusqu’à son repli en 1973.
Ce qui est intéressant, c’est qu’il
y a la même époque, un autre contingent allié sur place qui, pourtant soumis
aux mêmes contraintes locales ou extérieures, ne connait pas du tout ce phénomène et termine la mission
à la fin de 1972 en ayant gardé toute sa cohésion. On y a constaté qu’un seul cas
d’agression d’un officier (et sans lien avec les opérations) et 28 cas
constatés d’usage de marijuana (et aucun de drogue dure) en quatre ans (la
bière en revanche y est largement tolérée). Ce contingent de 8 000 hommes, c’est le contingent
australien.
Comment expliquer cette différence de comportement entre deux
forces de même type et soumises au même environnement ?
L’explication est en réalité
simple. Elle tient à l’effort particulier qui a été fait par les Australiens
pour sécuriser psychologiquement leurs hommes en leur donnant confiance dans
leur capacité individuelle et collective à maitriser leur environnement.
Le premier axe a été la cohésion des unités. Là où les Américains étaient gérés individuellement
et les officiers différemment du reste de la troupe (ils faisaient des tours de
six mois au lieu de douze), les Australiens faisaient aussi des tours d’un an
mais par bataillon complet depuis la phase d’entraînement jusqu’au retour en
métropole. Les rotations individuelles australiennes servaient à combler les
pertes à partir de l’unité de remplacement stationnée, comme les bataillons
d’infanterie, à la base Nui Dat. Pour un bataillon d’effectif moyen de 800,
plus de 1 000 hommes étaient ainsi préparés, de façon à maintenir des
unités de combat complètes et cohérentes. L’encadrement australien était plus
solide, avec 50 % de professionnels dans les compagnies d’infanterie, contre 30
% chez les Américains, et celles-ci étaient commandées par des Major, avec en
moyenne 5 ans d’expérience en plus que leurs homologues américains, du grade de
capitaine. Les officiers, les sous-officiers et les hommes de troupe
australiens vivaient et combattaient ensemble pendant le tour, contrairement
aux Américains où même les soldats qui approchaient de la fin de service
étaient souvent préservés. En résumé, les liens personnels et la cohésion des
compagnies américaines étaient bien plus faibles que celle des Australiens.
Le deuxième axe d’effort, lié au
premier, a été tactique. La base australienne de Nui Dat, pourtant en secteur
difficile, a été la seule grande base australienne a n’avoir jamais été
attaquée par le Viet-Cong ou l’armée nord-vietnamienne. Les Australiens avaient
décidé de porter le combat sur le terrain de leurs adversaires et d’y être
supérieurs à eux. Pendant son tour d’un an, les unités d’infanterie
australiennes étaient engagées en moyenne 314 jours sur le terrain contre 240
pour les Américains, pour y mener le plus souvent des embuscades de nuit de
section, voire de compagnie. Certains soldats en feront ainsi plus de 200. La taille
de la force est alors généralement suffisante pour vaincre l’ennemi sans avoir
à faire appel systématiquement aux appuis et ce d’autant que dans 84 % des cas,
ce sont les Australiens qui ont l’initiative des premiers tirs, ce qui offre
presque toujours un avantage décisif. Dans la bataille de Long Tan le 18 août
1966, 18 soldats Australiens sont tués pour 245 Viet-Cong dans un pur combat
d’infanterie à l’arme légère.
Tout cela sous-entendait bien sûr un entraînement
préalable très poussé au combat d’infanterie, en tout cas très supérieur à
celui des fantassins américaines qui, eux, n’avaient l’initiative sur l’ennemi
que dans 12 % des cas. Les Américains compensaient cette infériorité par des
moyens d’appuis considérables. Pour autant, un fantassin américain avaient 3 %
de « chances » d’être tué au cours de son tour (324 au total) contre
2,25 % pour un Australien, bien moins bien dotée en équipements modernes.
Significativement, les engins et mines, terreur du soldat américain, ne
touchaient guère les Australiens (aucune perte par ce type d’engins en 1967 et
1968 par exemple) qui dominaient le terrain, surtout de nuit, avec leur infanterie légère.
La leçon est simple. L’investissement
dans les hommes, dans leur capacité à avoir une emprise sur leur environnement,
dans les liens mutuels et avec l’encadrement, toutes choses qui demandent de la
stabilité et du temps restent le meilleur moyen de maintenir l’engagement
malgré la pression et les difficultés. Un moindre effort dans ce sens, par
économie de temps et d’argent par exemple, une plus grande volatilité sont généralement sources de fragilité
dans l’organisation. Les difficultés, lorsqu’elles surviennent, peuvent alors être
amplifiées par un moindre engagement de tous, une forme de repli invisible qui
ne fait à son tour qu’accentuer les difficultés.
Capitaine Nicol, « The Morale of
the Australian Infantry in South Vietnam, 1965-1972 »,British Army Review, n°
127, été 2001.
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